C’est toujours la même image, toujours la même silhouette dessinée dans son esprit. Faisant briller dans ses yeux un éclat doré au fond de ses prunelles. Témoin d’une folie douce qui le ronge depuis longtemps déjà.  Il se réveille dans un bruit de galopade que lui seul peut entendre, dans un rythme un peu moqueur. Elle se moque de lui depuis un an déjà. Divine idylle. Vile manipulatrice. Pernicieuse. Encore un jour où il se lève, persuadé que c’est le bon jour. LE jour.

L’aube se lève sur la forêt de Sherwood. Aelfric est déjà là, sur ses abords, attendant le bon moment pour y pénétrer. Il évite les passages fréquentés, l’animal est plus intelligent que ça. Et il remercie le ciel que la biche sache aussi bien éviter les ennuis. Ainsi n’a-t-il pas de rival, pas qu’il sache. Mais Aelfric a à cœur de garder secrète cette chasse unique, il ne sait que trop bien la vanité de l’homme et sa convoitise pour les belles choses. Lui-même est bien prétentieux pour oser prétendre avoir la main mise sur cet animal exceptionnel. Et pourtant, il lèverait l’épée pour elle. Chose étrange quand on sait qu’il ne bougerait pas un petit doigt si une guerre éclatait autour de lui. Aelfric ne se mêle jamais de ce qui ne le concerne pas. Et elle, ça le concerne tout particulièrement, plus qu’il n’oserait le penser même.

Il se lance alors dans sa traque habituelle, il cherche la première trace de la biche. Il sait où marcher le bougre, il sait comment placer ses pieds. Et pour un humain, il est particulièrement discret. C’est bien pour cela qu’on fait si souvent appel à lui. La discrétion, l’ombre et le silence. Shadow. Shade. On l’aime et on s’en méfie. Beaucoup trop dans l’ombre, et à la fois si charmant. Qui sait s’il faut réellement lui faire confiance ou non. Mais les commanditaires ne se contentent que d’une certitude : il va jusqu’au bout du contrat et il n’a d’autres devoirs que celui que vous lui donné. Malheureusement ces temps-ci, il a la tête ailleurs. Trop obsédé par la jolie biche qui se moque de lui tous les jours.

La première trace. Du sang frais. Quelques poils dorés. Et c’est l’inquiétude qui étreint son cœur. Non. Cela ne se peut pas. Il s’arrête, regarde autour de lui. Il se pose et avise de la situation. Elle est blessée. Quelqu’un l’a donc touché, et ce n’est pas lui. Il n’a jamais su. Quand ce n’était pas elle qui l’esquivait, c’était lui qui quelque peu inconsciemment, retenait son geste. Presqu’incapable, alors qu’il la tenait, de la blesser. A force de la voir tous les jours, ces rencontres étaient comme rituelles, une habitude prise. Mais oh combien il est frustrant de ne jamais réussir à l’approcher.

Il prend cette feuille sur laquelle le sang sèche déjà. Il remonte la trace qu’elle lui a laissée. Il s’enfonce dans la forêt, il cherche, son cœur menace de le trahir tellement il s’inquiète pour elle. Sa biche dorée. La simple idée que quelqu’un soit passé avant lui le terrifie et le met dans une rage qu’il contient à peine. A tel point que bientôt, imprudent, il ne fait plus attention à où il met les pieds, faisant du bruit là où il pourrait se faire plus discret. Il se rapproche, et c’est cet empressement qui le rend si balourd. Il a peur de ce qu’il va trouver. Est-elle vraiment blessée ? Est-ce grave ? Mortel ?

Un bref mouvement attire son attention, et il s’engouffre sur cette nouvelle voie. Il y trouve, à quelques mètres à peine, la jolie biche, étendue sur les branchages. Recroquevillée, elle ne relève même pas la tête pour le regarder. Elle a ce regard, rare, de l’animal résigné. Une expression tellement humaine qu’il en est troublé. Il ne bouge pas, un temps, hypnotisé par les reflets de sa robe sous les éclats du jour. Il admire, subjugué, jusqu’à remarquer cette blessure le long de sa cuisse et le sang qui vient tacher le sol et souiller sa robe. Il s’approche, doucement. « Par Niéris… » Jamais il n’avait espéré l’approcher de la sorte. Prudent, il vient se placer devant elle, sans la toucher. Rien dans son regard ne trahissait une quelconque menace. Une certaine convoitise peut-être cachée, mais ce qui prime c’est l’inquiétude et le soulagement de la trouver en vie. « Mais comment as-tu fais ton compte, ma jolie … ? » Sa voix se veut douce et apaisante.

Dans des gestes lents, il prend sa gourde et un chiffon presque propre. Il s’approche encore et toujours en la surveillant, il vient verser un peu d’eau sur la plaie pour mieux la voir. Il la regarde du coin de l’œil, pour surveiller ses réactions. Mais il n’y lit que la curiosité, la même que celle qu’il a observé le jour de leur rencontre. Ce regard est étrange, pesant. Il se sent réellement gêné d’agir ainsi. « Je ne cherche pas à te faire de mal » Ce besoin de se justifier le perturbe. Il en détourne le regard alors qu’il approche son mouchoir de la plaie, mais déjà elle frémit. « Ne bouge pas, ça ne fera pas mal… Qu’est-ce que je dis, je parle à une biche ! » Il se sent réellement stupide. Mais retente encore une fois, mais en attendant un signe de sa part, avant d’oser nettoyer la plaie.

AVENGEDINCHAINS

C'était bien toi. Ta présence, ton aura, était repérable entre des milliers d'autres. Même les yeux bandés, je saurai sans doute te retrouver. Unique, tu l'étais, bien que j'en ignorais la raison. Ironie du destin, ou simple hasard, il fallut que tu sois le fiancé de Sigrid. Bien heureuse de s'être débarrassée de moi, celle-ci n'hésiterait sans doute pas une seconde à venir m'achever si elle savait que j'étais ici. Que j'étais avec toi. Mais étais-je vraiment celle à plaindre le plus, entre nous deux ? Toi, qui ignorait ce que cachait réellement cette proie, que tu chasses depuis un an à présent. Je ne pouvais qu'imaginer ta déception en découvrant la réalité. Je pouvais deviner la pensée qui s'insufflerait en toi. Alors cette biche, n'était que cette demoiselle qui n'avait rien à faire sur mon domaine ? Ainsi, une année de ta vie tu aurais perdu, à poursuivre une illusion, simple fruit d'une malédiction. Mais à vraie dire, je n'étais même pas sûre, au fond de moi, que tu te souviennes de moi. Que tu te souviennes de mon apparence humaine d'autrefois, sans doute quelconque.

Seulement quelques pas. Voilà la distance qui se tenait encore entre nous, avant que tu ne brises cette limite, pour la première fois. Jamais nous n'avions été aussi proche, et cette première fois était sans doute la dernière. Même si c'était probablement peu visible, les battements qui rythmaient mon corps s’accélérèrent à chaque pas que tu fis en ma direction. Etait-ce la peur de mourir qui m'envahissait, ou était-ce à cause de toi ? Je ne saurai le dire. Pourtant, je ne savais rien de toi, à part ton identité, et tes goûts en matière de femme. Pourquoi alors avais-je cette impression de manque, qui s'insinuait doucement en moi, telle une vipère prête à bondir afin d'achever sa proie ? Comme si...Comme si j'avais attendu toutes ces années que tu t'approches enfin de moi.

« Par Niéris, mais comment as-tu fais ton compte, ma jolie … ? » La douceur de ta voix fut la première chose qui m'interpella. Le souvenir que j'avais de ta voix me glaçait encore le sang lorsque j'y repensais. Ainsi, tu étais plus doux avec tes proies qu'avec tes semblables ? Ou alors avais-tu seulement pitié de moi. Mes pensées devinrent de plus en plus fou, et la confusion s'emparait petit à petit de moi. Et ma surprise fut encore plus grande quand tu pris ta gourde et un chiffon, dans l'espoir de panser ma plaie. Je t'observais, curieuse de découvrir qui tu étais vraiment dans le fond, chasseur.  

L'eau que tu versas sur ma plaie me fit légèrement tressaillir, mais c'était une sensation agréable, que de sentir de l'eau fraîche sur cette plaie brûlante. « Je ne cherche pas à te faire de mal. » Ma confusion fut sans aucun doute à son paroxysme au moment où tu prononças ces mots. Pourquoi avoir viser mon cœur la dernière fois alors ? Pourquoi me chasser sans relâche depuis tout ce temps, si ce n'était pas pour me faire du mal ? Je désirais tellement comprendre que cette incompréhension me rongeait de l'intérieur. Pourquoi épargner un jour de plus une créature comme moi ?

Puis vint le moment ou tu approchas ta main, munie  de ce mouchoir. Sans doute un instant qui hanta mes rêves à plusieurs reprises. Combien de fois t'avais-je vu en bonne compagnie la nuit, sans que tu fasses pour autant preuve de la même délicatesse ? Comme toutes ces femme, j'étais déjà sous le charme de ces mains. Chasseur tu l'étais, et je pouvais le lire sur ces dernières, mais j'y voyais aussi ton côté protecteur. Je n'avais pas peur de ce moment, bien au contraire, je l'appréhendais un peu. C'était bien la première fois que l'on posait la main sur moi, quelque soit ma forme. Esclave depuis mes huit ans, qui aurait ne serait-ce que souhaité poser son regard sur moi ? Personne.

Finalement, cette malédiction était peut être une bénédiction, me délivrant de ma vie d'esclave pour m'offrir autre chose. Pour m'offrir une vie, dont tu étais une part essentielle. Doucement, ma tête se rapprocha de toi jusqu'à ce que j'effleure ta main, et que je l'oriente vers la plaie, t'invitant à faire ce que tu devais faire. Que ce soit pour m'achever ou me soigner, cela n'avait pas d'importance, même si au fond de moi, je te faisais confiance. Je savais que tu ne me blesserais pas, sans pour autant comprendre pourquoi. Et peut être étais-je légèrement égoïste, en voulant profiter un peu plus de ta douceur que je ne savais pas expliquer, et de ta présence. Après tout, c'était la première fois en vingt longues années que l'on désirait prendre soin de moi.

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Elle a un tel regard cette biche, il la penserait presque dotée d’intelligence. Presque. Aelfric est de ces gens un peu trop cartésien. Etrangement, il croit à la magie, mais il ne pense pas un instant qu’un humain puisse être coincé dans le corps d’un animal. Encore moins une femme. L’esprit fait parfois des amalgames et refuse aussi d’autres choses qui pourtant vont de pair. Un reste d’esprit cartésien sans doute. Car la magie existe, il sait. Il l’a vue chez Sigrid. Il a vu la noirceur de la magie et s’en méfie comme de la peste. La magie, ce n’est pas pour lui. Et ça ne devrait pas non plus être accordé à certains. Ou certaines.

Le signe, il est plus évident encore qu’il n’aurait osé le penser. La biche se redresse pour venir effleurer sa main. Un instant, il reste pétrifié à la regarder. Se sentant ridicule au possible. Il a l’impression que c’est plus qu’un signe, comme si elle communiquait. Dans sa barbe, il marmonne d’ailleurs : « Ridicule, je suis ridicule. » Il se détourne de ce regard un peu trop humain pour se pencher sur cette plaie.

Doucement, il renverse sa gourde sur la plaie et pose une main sur la cuisse de l’animal pour la maintenir en place alors que l’eau s’écoule, la faisant frémir. Une main ferme mais douce. Il la maintient encore alors qu’il essuie un peu la plaie pour enlever les impuretés. Puis il prend le fameux baume qu’une de ses amies lui fait fréquemment, et s’en sert pour protéger la plaie. Aelfric se concentre et s’applique. Il est plus facile de se soigner soi-même que de soigner l’autre. Surtout quand il s’agit d’un cervidé, normalement sauvage et inapprochable. Mais encore une fois, l’animal l’étonne par son calme et son abandon. Comme si peu lui importait dans le fond.

Quand il a fini, il la regarde encore une fois. Cet éclat dans son regard, il le voit et ça lui fait froncer les sourcils d’inquiétude. D’interrogations. Agenouillés à ses flancs, il scrute ce regard abandonné. Comme si elle se laissait allée. Comme si elle s’offrait à son chasseur. Mais Aelfric a couru trop longtemps après elle pour que ça finisse ainsi. C’est vrai, maintenant qu’il l’a là, devant lui, faible et offerte presque sur un plateau d’argent, que doit-il faire ?

Aelfric soutient ce regard seulement quelques instants. Le regard est trop lourd, il se détourne, regarde ailleurs. Il renifle, comme un tic nerveux. Il la traque depuis si longtemps, jamais il n’a douté que ses flèches étaient là pour autre chose que de tuer. Il pourrait mettre un terme à cette traque maintenant. Pourtant ses armes restent là, bien à leur place. Il secoue la tête. « Non, non ça ne finira pas comme ça, c’est beaucoup trop facile » Il n’est pas connu pour choisir la facilité. Jamais. Et surtout pas dans ce cas-ci. Il soupire.

Il passe une main sur son visage, comme si cette décision était bien plus dure qu’il n’y parait. C’est pourtant le cas, il tient l’occasion en or. Et pourtant face à la fragile créature dorée soumise à lui, il se refuse. Il pose ses mains sur ses genoux enfoncés dans la terre et le feuillage, il la regarde à nouveau cette fois-ci plus résigné, presque humble. « Je te laisse gagner encore pour cette fois, il n’y a pas eu de chasse aujourd’hui, juste une traque, suivant les traces de sang que tu as laissé derrière toi. Ce n’est pas du jeu, tu étais déjà blessée avant que je n’arrive. La journée va se terminer, autant rentrer. Mais je reviendrai. » Pourtant, il ne se relève pas tout de suite, il se retrouve absorbé par la contemplation de ce pelage doré presque surnaturel. Sa main se lève encore, toujours hésitante, alors qu’il pour lui caresser le garrot et apprécier la douceur du pelage.  

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