Du haut de ses dix-huit ans, celle qu’on appelait familièrement Fairy semblait si grande et si rayonnante qu’elle fut immédiatement sujette à l’admiration d’Ella. Aimée de tous les hommes sans exception, elle passait son temps à vagabonder des bras en bras, de lits en lits, satisfaisants tout type de désirs, sans que jamais le sourire disparaisse de ses lèvres. Ses courbes généreuses, sa silhouette élancée et gracieuse, son regard de velours, sa chevelure d’ébène caressant  ses reins au rythme de ses pas ; elle avait tout pour plaire. Ella ne la quittait jamais des yeux lorsqu’elle était dans des parages. Elle analysait chacun de ses gestes, chacune de ses postures, chaque attitude que la brune adoptait ; faisant tout dans l’optique de lui ressembler, d’être une danseuse aussi appréciée qu’elle l’était.  Un énième soir de festivité, Fairy capta le regard envieux d’Ella et l’invita dans sa chambre. « Tu veux connaitre mon secret ? » Fairy s’approcha d’avantage, susurrant à l’oreille de la blonde. « Mon secret, c’est que je n’ai pas de secrets. Je me donne toute entière. La musique guide mon corps sans intermédiaire. Je m’abandonne.  C’est aussi simple que cela. » Ella ne pouvait détacher son regard de celui, envoutant et turquoise, de la demoiselle. « Cela vaut aussi pour les hommes. » Fairy lui caressa la joue puis déposa un baiser à la commissure de ses lèvres ; Ella frissonna. Il n’y avait pas qu’aux hommes à qui elle faisait de l’effet. Elle la regarda sortir sur la pointe des pieds de la chambre et entourer de ses bras le premier homme qui fut à sa portée. Le cœur battant, Ella ressentit le besoin de faire ses preuves. Fairy avait décelé un potentiel en elle : c’était évident. Il était hors de question de montrer quelconque signe de faiblesse. Elle perdit sa virginité ce soir-là après avoir caressé, embrassé chaque parcelle du corps d’un homme qui l’avait regardée se déhancher toute la soirée devant ses yeux envieux. Fairy pénétra ce soir-là dans la chambre dans laquelle Ella offrait ses plaisirs ; elles échangèrent un regard furtif mais complice. A partir de ce jour-là, Fairy fut la plus chère amie d’Ella. De deux ans son aînée, elle fut celle à qui elle confia chacune de ses craintes, chacun de ses désirs, chacun de ses rêves les plus fous. A une exception près. Elle admirait infiniment Fairy, mais de cette cela naquit également des sentiments inconnus qu’elle ne parvint pas à dompter, et qu’elle se força à dissimuler tant bien que mal. En parallèle, Ella entretenait une relation particulière avec celui qui lui avait pris son innocence le soir de sa rencontre avec Fairy. Des rubis, de l’or, des saphirs, des diamants : Ella n’avait que rarement vu autant de richesse concentrée en un seul homme. Ça aurait pu lui suffire. Après tout, n’était-ce pas le rêve de toute femme que de se voir couvrir de richesses ? Mais il lui manquait quelque chose. Un je-ne-sais-quoi, quelque chose qui la faisait se sentir « incomplète ». Un soir où le vin s’était montré particulièrement abondant, Ella se permis d’embrasser Fairy. Cette dernière prolongea le baiser, avec une avidité non dissimulée. Leurs mains se baladaient, couvraient de caresses leurs corps respectifs, non sans une certaine curiosité. Des baisers passionnés, deux cœurs qui battaient à l’unisson, des rires gênés. C’était si simple, au final. Ella, dans l’euphorie de la situation lui glissa un « je t’aime » entre deux baisers, entre deux caresses. Fairy recula, et s’empressa de lui expliquer qu’il ne sera jamais de même pour elle, qu’elle ne devait pas se faire d’illusions. Rouge de honte, de colère, les larmes aux yeux, Ella claqua derrière elle la porte sans un mot. Elle décida qu’il était temps de partir. Elle avait perdu assez de temps ici, alors qu’elle n’avait aucun autre avenir qu’être l’épouse d’un bandit d’Agrabah. Elle avait dix-huit ans, et avait amassé beaucoup de richesse dans les bras de son amant. Elle avait largement de quoi se construire une vraie vie. Elle laissa tout tomber derrière elle, le cœur brisé. Elle tourna sans ménagement une page de son livre pour en recommencer une autre, résolument blanche et sans rature. Elle ne se laisserait plus avoir par de telles futilités. Elle monta sur un étalon, se dissimula derrière des draps blancs et s’enfuit dans la nuit noire. Elle avait un avenir à construire. Un pouvoir à acquérir. Elle méritait bien plus que cela.

« Quand tu auras fini avec le jardin, la vaisselle, les sols et les meubles du salon, n’oublie pas de venir nous coiffer pour ce soir. » « Et grouille toi Cinderella, le seigneur de Goldenbridge déteste qu’on soit en retard ! »

Ella écrasa lentement la  pivoine qu’elle tenait dans la main. Le son de leurs voix était tout bonnement insupportable. Chaque nuit elle tuait Lady Anastasia et Lady Drizella d’une manière différente -dans ses rêves, précisons. Une mort lente, abominable et douloureuse : voilà tout ce qu’elle souhaitait pour elles. Elles n’étaient pas vraiment mauvaises avec elle, ou du moins pas consciemment. Ella leur pardonnait : elle les tenait en pitié du fait de leur manque de discernement et de leurs cervelles d’ânesses. Elles ne vivaient que pour les robes à tulles et le fameux seigneur de Goldenbridge qu’elles espéraient séduire puis partager en deux –le pauvre garçon.  

Ella supportait tant bien que mal ce retour à l’esclavagisme en quelque sorte. Car oui, on ne la traitait guère mieux que lorsqu’elle était adolescente, lorsqu’elle faisait tourner les têtes des bandits d’Agrabah. Et c’était peut-être bien moins pire : au moins là-bas, on la regardait admirative et on la couvrait de cadeaux… Au moins là-bas, elle avait peu à peu délaissé les tâches de la vie quotidienne pour se consacrer à la danse. Ca suffisait, et ça payait mille fois mieux. Ici, dans le nord à Mistyland, pour un salaire de misère, elle devait nettoyer les sols, faire la cuisine et faire prendre le bain à trois bourgeoises écervelées. Trois idiotes qui se contrefichaient complètement des dons de danseuse d’Ella. Mais cette dernière ne retournerait à son ancienne vie pour rien au monde.
Ici, au moins, elle avait les moyens d’avancer. Ici, elle avait un but, un objectif en tête. Sacrément ambitieux, mais un objectif tout de même.

C’était elle qui s’était présentée à la porte des Tremaine, elle qui avait proposé ses services de servante. Se rapprocher de la bourgeoisie : commencer petit pour finir grand. Elle n’était pas là par hasard. Elle avait tout planifié, déjà. Il était connu qu’Ella agissait rarement sans avoir quelque chose derrière la tête.
La mère de Lady Anastasia et Drizella avait formellement interdit à Ella de se rendre au bal qu’organisait Henry of Goldenbridge, bien qu’il ait déclaré que toutes les femmes de la région étaient les bienvenues. Evidemment, Ella comptait y aller en dépit de cette interdiction -et s’y faire remarquer, cela allait de soi. De ce qui restait de la petite fortune qu’elle avait assemblée à Agrabah il y avait de ça déjà quelques années, il y avait largement de quoi la vêtir pour l’occasion. De quoi la rendre méconnaissable, même aux yeux de celles qui la côtoyaient chaque jour. Caché sous une latte du parquet de sa chambre de bonne, parmi quelques pièces d’or, on dénichait des vieux vêtements de soie, de satin ou autre précieux tissu. Entre deux parures de diamants on retrouvait une série de tenues de danse, qui dévoilaient son nombril et mettaient en valeur ses attributs féminins. Un doux cliquetis accompagnait chaque mouvement qu’elle effectuait. Une série de voiles soyeux terminait sa tenue, deux qui s’accrochaient aux bras et un dernier presque transparent masquant à peine la partie inférieure de son visage. Pour parfaire sa tenue, elle possédait des escarpins de verre qu’elle conservait précieusement. Depuis qu’elle avait quitté Agrabah, Ella ne les avait jamais quittés pour danser. Ils étaient comme taillés pour elle –ils lui avaient été offerts par Fairy, celle qui lui avait tout appris.

Car c’était à prévoir, Ella ne s’était jamais arrêté de danser. La journée et la soirée, elle était Cinderella, servante chez les Tremaine ; la nuit, elle s’enfuyait discrètement pour danser jusqu’au petit matin, dans la rue, ou dans les tavernes de Valgorath et redevenait Ella l’Enchanteresse, Ella aux souliers de verre. C’était son unique source de plaisir, elle sacrifiait volontiers quelques heures de sommeil à cet effet. Parfois, quand ses objectifs s’éloignaient, il lui semblait qu’elle ne vivait plus que pour les moments où elle dansait, libre et naïve.

C’est sa plus belle tenue de danseuse qu’elle revêtit, ce soir-là. D'un rouge profond, gourmand, sensuel. Elle mit également sa parure la plus clinquante ; coiffa ses longs cheveux blonds –nettoyés de toute cendre- d’une queue de cheval dont le mouvement rythmerait ses pas. Elle se mira quelques instants dans la glace avant de partir. Son cœur rata un battement ; Fairy était juste derrière elle. « Qu’est-ce que tu… » Ella ne l’avait pas revue depuis plusieurs années. Elles ne s’étaient pas vraiment quittées en de bons termes –du moins du côté d’Ella. Choquée, estomaquée, elle ne savait pas par où commencer. Fairy enchaina, prenant le pas sur ses questions muettes : « J’ai une dette envers tes parents. » Fairy leva sa main, qui était cerclée d’un halo violet. Ella recula de quelques pas, la dévisageant sans retenue, les yeux grands ouverts. Elle n’arrivait pas à y croire. Fairy n’avait pas changé d’un cheveu. Elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à la Fairy qu’elle avait quitté, le soir de son grand départ vers le Nord. « Je leur ai promis de veiller sur toi, de te guider. J’ai toujours été là, en fait. » Fairy avait un petit sourire désolé. On aurait dit qu’elle hésitait –mais pourquoi ? C’est alors que ses traits se déformèrent. En l’espace de quelques secondes, elle devint la vieille dame qui lui avait tenue compagnie une longue partie du voyage alors qu’elle se croyait perdue à jamais dans le désert d’Agrabah. Elle devint ensuite un des fidèles clients de la taverne dans laquelle elle se produisait presque tous les soirs à Valgorath. Elle prit encore l’apparence de Gus, son ami d’enfance –et là Ella ne put retenir un petit cri stupéfait. Fairy reprit finalement le corps dans lequel Ella l’avait toujours connu. « J’ai tâché de faire de mon mieux. Je ne sais pas… » Fairy se mordit la lèvre. Sa main violette passa à quelques centimètres du visage d’Ella. Une chaleur étrange s’en dégageait. Ella était bien trop sonnée par ce qu’elle venait de voir pour s’en inquiéter. Fairy enchaina précipitamment, comme si elle manquait de temps : « Je leur ai promis de t’aider aussi, quoiqu’il arrive. Tes maitresses ne te reconnaitront pas de toute la soirée. Sache qu’elles quitteront la soirée à minuit pile, tâche d’être de retour avant elles pour leur ouvrir la porte. Laisse-toi guider par le cheval tacheté qui est dans l’écurie, il t’amènera tout seul au lieu du bal. » Ella ouvrit la bouche, débordante de questions. Qui était vraiment Fairy ? Quelle était donc cette dette qu’elle avait envers ses parents ? Comment les connaissait-elle ? Comment l’avait-elle retrouvée, elle ? Sa vie n’avait été que mensonges depuis le début ? Pour qui se prenait-elle à lui dicter quoi faire ? Elle pensait qu’Ella n’était pas capable de se débrouiller toute seule, peut-être ? Fairy posa un doigt sur sa bouche, pour l’empêcher d’ajouter un mot de plus. Ella fronça les sourcils. « Je suis désolée. » Dans un nuage de fumée pourpre, Fairy disparut. Les larmes montèrent aux yeux d’Ella, qui se retint de hurler de rage. Tout s’était passé si vite. Un instant irréel, hors du temps. Il y avait de quoi passer toute une nuit à remettre en question sa propre existence. Elle battit des paupières brutalement, se forçant à ravaler ses larmes. Pas question de perdre son objectif de la soirée de vue. Fairy ou pas Fairy, elle avait un seigneur à séduire, et quand bien même son aide n’était pas de refus, Ella s’en serait bien passée. Fairy avait voulu lui faciliter la soirée mais il n’était pas impossible qu’elle ait fait exactement le contraire en ravivant tant de choses de son passé qu’elle avait pourtant enfoui profondément. Mais peut-être était-ce volontaire ? Ella ne savait plus où donner de la tête. Elle se remaquilla, pour tenter de masquer son visage désormais pâle et ses yeux rougis. Ne perdant plus de temps, Ella s’enfuit dans la nuit noire en direction du bal d’Henry of Goldenbridge.


Elle l’avait gagné. Elle avait passé la soirée à lui danser autour, à échanger des regards complices et des chuchotements. Henry n’avait eu d’yeux que pour elle ; la soirée n’avait été qu’à eux. Quand le premier coup de minuit sonna, Ella fut prise par surprise. En dévalant les marches elle perdit une chaussure, qui fut récupérée par le seigneur de Goldenbridge lui-même. Il entreprit une quête gargantuesque pour la retrouver, alors qu’elle ne lui avait laissé ni nom, ni adresse. Elle n’attendit pas qu’il sonne à sa porte. C’était d’un romantisme dépassé. Il ne manquerait plus que Lady Anastasia ou Lady Drizella ne l’accueille ! Au lieu de ça, Ella se présenta devant sa propre porte, à lui. Dans la tenue de danse qu’elle avait portée au bal. Avec le soulier manquant aux mains ; avec un sourire malin aux lèvres. Pour Ella, c’était le début du commencement.

Ella avait troqué ses soirées où elle dansait dans les tavernes de Valgoràth contre des moments enflammés sous les draps du seigneur. Elle était devenue sa danseuse personnelle : l’ensorcelant comme elle en avait charmé tant d’autres avant lui. Il ne tarda pas à la couvrir de présents. Elle n’avait pas cru que cela serait aussi simple. Ella avait réussi à se faire sa place parmi les femmes qui faisaient déjà partie de la vie d’Henry. Mais ça ne suffisait pas. Elle ne voulait pas être un trophée de plus dans son tableau de chasse. Ce n’était pas comme ça que ça fonctionnait. Elle voulait être la seule. L’unique. Elle ne méritait pas moins.

« Tu m’épouses.  » C’est ce qu’elle décréta alors que monsieur était allongé sur son lit après une nuit rythmée par leurs ébats. Le regard d’Ella était électrique et son ton, sans appel. « Sinon… » Ella détacha le voile qui couvrait son corps nu. Elle se pencha vers son amant, s’allongea sur lui, poitrine contre poitrine. Du bout des lèvres elle embrassa le nez de monsieur. « … sinon tu vas devoir me dire au revoir. » Ses jambes se balançaient en l’air, l’une après l’autre. Tic, tac. Ella affichait un sourire amusé aux lèvres alors qu’elle repoussait Henry qui tentait tant bien que mal de renverser leurs positions afin (re)passer à l’acte. Ella le provoquait, Henry répliquait. La routine. « Je dois prendre ça pour un oui ? » Henry grommela. Le sourire d’Ella s’élargit. Elle ne le connaissait que trop bien. Elle savait qu’elle était la seule à le satisfaire pleinement –elle avait des longues années d’expérience denses et diverses derrière elle. Elle savait que c’était elle, sa préférée. Elle l’avait déjà vue avec les trois autres : il n’y avait rien de la complicité qu’ils partageaient. Aussi bien au lit qu’en dehors. Il perdrait beaucoup à la laisser partir. Evidemment, c’était réciproque : Ella prenait un énorme risque en lui posant cet ultimatum. S’il la rejetait, elle devrait changer de région, se rabattre sur les Strongbell. Recommencer depuis le début. Mais dans tous les cas, elle avait assez trainé ainsi. Les mois passaient et Ella n’avait toujours pas évolué de son statut de servante. Et elle avait comme l’impression que c’était le bon moment.


Et elle ne s’était pas trompée. On fêta le lendemain leurs fiançailles. Six mois plus tard, Cinderella devint Ella of Goldenbridge, sous le regard stupéfait des Tremaine qui n’avaient rien vu venir.